Parfois, vous faites vos courses et vous rencontrez un voisin, un pote ou votre patron. En ce mois d’août 2009, Jeff et moi musardons dans un magasin berlinois dont l’enseigne américaine est une virgule. Au rayon montres se trouve un athlète d’à peine 1,65m. Pas très grand par la taille mais immense par le talent. Et le plus surprenant, c’est qu’à part 2 Allemands et nous, personne ne semble le reconnaître. L’Ethiopien Kenenisa Bekele a beau avoir un palmarès long comme le bras de l’homme Elastique de Marvel, il se promène incognito. C’est un peu le paradoxe de sa carrière. Il a dépassé par le palmarès son mentor et compatriote Haile Gebrselassie mais n’a sans doute pas eu la même reconnaissance. Il a tenté d’imiter Usain Bolt à Berlin 2009 mais est resté dans son ombre.

La première fois que je l’ai vu courir, c’est à Paris 2003. Et là à nouveau le contraste. Déjà quadruple champion planétaire de cross, il déboulonne la statue de Gebre sur 10000m et remporte son premier titre international sur piste. 7 jours plus tard a lieu la finale du 5000m. La course est exceptionnelle pour son casting et par son dénouement. Au départ, le Marocain Hicham El Gerrouj, fraichement quadruple champion du Monde du 1500m, le Kenyan Eliud Kipchoge, qui deviendra champion olympique du marathon à Rio et échouera pour 25″ au Breakink2 (passer sous les 2h au marathon) et Bekele donc. Un plateau de rêve et une issue haletante. 33 centièmes de seconde séparent les 3 hommes à l’arrivée, encore au coude à coude à la sortie du dernier virage. C’est une défaite pour l’Ethiopien, seulement médaillé de bronze.

Finale du 5000m aux Mondiaux de Paris 2003

En 2004 et 2005 aux championnats du Monde de Bruxelles et de St Galmier, je redécouvre au plus près une véritable mobylette. Juste derrière la rue-balise, j’admire la qualité de pied incroyable de Bekele. Alors que certains s’enlisent dans les labours, l’impeccable balancier de ses bras et  la force musculaire de ses cuisses lui permettent de griffer la terre avec un temps d’impact au sol infime. C’est parfait, efficace et ça va très vite. Contrairement au cliché trop souvent entendu, point besoin d’avoir de longues jambes. Dans le département de la Loire, Kipchoge ne peut que le voir filer…

Mondiaux de cross long à Saint Galmier en 2005

En 2005 en Finlande, il conserve son titre sur 10000m mais le coeur n’y est pas, c’est un euphémisme: sa fiancée, athlète elle aussi, a succombé lors d’un entrainement commun durant l’année.

Osaka 2007, Bekele traite les affaires courantes. Il remporte un nouveau titre de champion du Monde du 1000m sans véritable concurrence.  

Puis vient le défi ultime, le doublé 5000m-10000m aux Jeux Olympiques de Pékin 2008 et rejoindre au palmarès une autre légende éthiopienne Mirus Yfter (1980). Même Gebrselassie n’a pas accompli cette performance. Dans l’histoire des Jeux, seuls, en plus de Yfter, le Tchèque Zatopek (1952), le Soviétique Kuts (1956) et les Finlandais Kolehmainen (1912) et Viren (1972 et 1976) ont réussi cet exploit (Mo Farah le réussira ensuite en 2012 et 2016 ).

10000m: les Erythréens, les Kenyans et les Ethiopiens mènent successivement. Les tours s’enchainent, oscillant entre 64″ et 65″. De vrais métronomes. A ce rythme-là, c’est aux quatre coins du nid d’oiseau qu’on retrouve le peloton, éparpillé par petits bouts, façon puzzle. Dans le dernier kilomètre, ils ne se retrouvent plus qu’à 7: Bekele, Gebrselassie et Sihine pour l’Ethiopie, Kogo, Ndiema Masai et Mathati pour le Kenya et Tadesse pour l’Erythrée. L’avant-dernier tour avalé en 61″22, Bekele passe devant suivi comme son ombre par Sihine. Mais l’ombre va moins vite et c’est en bouclant son dernier 400m en 53″42 (derniers 200m en 26″3 en relâchant les 30 derniers mètres) que Bekele améliore son record olympique d’Athènes en 27’01″17 et conserve son titre.

Gebre qui a tenté de suivre ses 2 jeunes compatriotes à la cloche n’a pas tenu et doit laisser sa place sur le podium. Il quitte certes la scène olympique sur une 5ème place mais mérite d’accompagner les 2 premiers pour un tour d’honneur.

Pour l’anecdote, Sileshi Sihine, déjà quadruple médaillé aux mondiaux, obtient sa première médaille olympique. Ce palmarès dont peu de sportifs peuvent s’enorgueillir est « ridicule » par rapport à celui de sa femme, Tiruneh Dibaba.

5000m: la concurrence est aussi très élevée. Le podium des derniers mondiaux d’Osaka (le Kenyan champion du Monde 2003 et 2ème en 2007 Kipchoge, l’Américain vainqueur au Japon Lagat et l’Ougandais Kipsiro, 3ème) et le Kenyan Soi veulent empêcher l’Ethiopien de faire le doublé. Bekele n’a donc le choix. Aidé par son frère Tariku et son compatriote Cherkos lors des 3 premiers kilomètres, il passe en tête après 7 tours. Ses 4 adversaires se mettent dans sa foulée mais ça va trop vite. Lagat explose, Kipsiro lâche prise à 600m de la ligne et les Kenyans acceptent leur sort face à son sprint ravageur. Les jambes de l’Ethiopien tricotent tellement qu’ils pourrait faire un chandail pour toute la Chine. Bekele savoure et se permet de saluer la foule à l’entrée du dernier virage. 

JO de Pékin 2008: Bekele champion olympique du 5000m

Un an plus tard, à Berlin, rebelote. Bekele tente le doublé 5000-10000 que personne n’a réussi dans l’histoire des mondiaux (Mo Farah le réussira en 2013 et 2015). Zersenay Tadese est à nouveau présent et veut son titre du 10000m. Excellent coureur sur route (il détient le record du monde du semi-marathon depuis 2010 en 58’23 »), il est celui qui a empêché l’Ethiopien en 2007 de remporter un 6ème titre mondial de cross d’affilée, au Kenya qui plus est. Alors il y va et après 4000m, passe en tête et  enchaine les tours entre 62″ et 64″. Il n’est pas là pour donner la becquée. Les poursuivants Bekele et Ndiema Masai s’accrochent. Le public allemand encourage les 3 hommes sans relâche. La plupart des autres adversaires prennent plus d’un tour et semblent être de vulgaires coureurs dominicaux. Pourtant, ils valent tous au moins 28′ aux 10Kms. Dans le dernier kilomètre, le Kenyan clignote de partout. C’en est fini pour lui (3ème). Devant on sent l’inéluctable. La cloche du dernier tour retentit et la machine éthiopienne se met en route. On a mal pour l’Erythréen. Sans remercier son blablacar, Bekele file vers son 4ème titre mondial et bat le record des championnats: 26’46″31.

6 jours plus tard, on prend ses adversaires chinois, on rajoute Mo Farah et on recommence. Et le résultat final est le même: Bekele bat au sprint Lagat, Kipsiro et Kipchoge. Seul James Kwalia C’Kurui, un Qatari d’origine kenyanne, s’intercale à la 3ème place. L’Ethiopien peut savourer, ce sera son dernier titre mondial.

Perturbé par les blessures dans les années suivantes, il tente de conserver son titre du 10000m aux JO de Londres. Il échoue et ne termine même pas premier de sa famille; il est 4ème et finit derrière son frère Tariku, médaillé de bronze. 
 
Finie la piste. Il passe sur marathon et choisit bien son baptême du feu: Paris 2014. Je suis ans les rues à essayer de le suivre. Après 3km, je le vois passer rue de Rivoli, prend le métro et le manque 2 fois à l’entrée et à la sortie du bois de Vincennes. Bekele plus vite que la RATP !!! Au bord de la rue Foch, à 200m de la ligne d’arrivée, j’assiste à sa victoire. 2h05’04, record de l’épreuve. Pour une première, c’est plutôt réussi. 
En 2016, il subit une déconvenue. La fédération éthiopienne refuse de le sélectionner pour le marathon des jeux de Rio. Sans doute parce qu’il n’a pas le niveau requis pour participer aux jeux !! Hypocrisie ou conflit politique? Bekele n’est jamais rentré dans le moule des entrainements collectifs nationaux. Et de plus, il est Oromo, ethnie éthiopienne réprimée par les autorités. D’ailleurs, un autre Oromo, Feyisa Lilesa, deuxième du marathon olympique, dénonce cette répression en croisant les 2 poignets au-dessus de sa tête au péril de sa vie. Donc pas de Bekele aux jeux et sportivement, pas de énième affrontement entre Kipchoge, facile vainqueur, et l’Ethiopien. Un mois plus tard, en septembre 2016, Bekele montre pourtant une nouvelle fois son niveau en remportant le marathon de Berlin en 2h03’03, deuxième meilleure performance de tous les temps, à seulement 6 secondes du record du Monde. Depuis ces jeux, la fédération éthiopienne, sous les feux des projecteurs après une telle injustice, a procédé à de judicieux réajustements. Un jeune retraité de la course à pied en a pris la tête, un certain Haile Gebrselassie… 
 
Pour finir avec ce portrait, je vous laisse apprécier un de ses entrainements…
 

Bekele à l’entrainement

Palmarès
    • Triple champion olympique du 5000m et 10000m (2004-2008)
    • Quintuple champion du Monde du 5000m et 10000m (2003-2005-2007-2009)
    • Quintuple champion du Monde de cross court (2002-2003-2004-2005-2006)
    • Sextuple champion du Monde de cross long (2002-2003-2004-2005-2006-2008)
    • Champion du Monde en salle du 3000m (2006)
    • Double champion d’Afrique du 5000m (2006-2008)
    • Recordman du Monde du 5000m en 12’37″35 depuis 2004
    • Recordman du Monde du 10000m en 26’17″53 depuis 2005
    • Recordman du Monde du 2000m, du 2 miles et du 5000m en salle
    • Vainqueur des jeux africains sur 5000m (2003)
    • Vainqueur des marathons de Paris en 2014 et Berlin en 2016
    • 2ème performer de tous les temps sur marathon en 2h03’03 »
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